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Thursday, August 02, 2012

Mot de passe

On n'était pas encore au café que j'avais déjà trouvé le titre. Je suis bon pour les titres. Kurt Vonnegut Jr. aurait dit à sa femme qui m'a rapporté le propos (je parle comme un journaliste maintenant) que j'étais le plus rapide "titreur" d'Amérique. 
On ne peut pas imaginer le nombre de bons livres qui circulent clandestinement à cause de mauvais titres. Dans les librairies, les rares commentaires que j'entends d'un livre, c'est à 90% à propos du titre. Les lecteurs me demandent souvent comment tel titre m'est venu à l'esprit. Je ne sais pas, moi. Je reste assis un long moment, et subitement le titre vient. Pas même le temps d'y penser dix secondes, le titre était déjà là. Comme s'il m'attendait au tournant. Tu cherches un titre, toi? On ne peut rien vous cacher. Alors, il me saute à la gorge et se retrouve étalé sur la feuille blanche. Je dois le contempler longtemps, le tourner dans tous les sens. Chaque mot, que dis-je, chaque syllabe, chaque lettre doit être à sa place. Quel que soit le livre, ce sont ces mots qui le représenteront. Ce sont ces mots que l'on verra le plus souvent. Pour les autres, il faudra ouvrir le livre. Alors que ces mots seront toujours là sous nos yeux. Ils contiendront tous les autres mots du livre. Pas besoin de relire le livre de García Màrquez, il suffit de dire Cent ans de solitude ou A la recherche du temps perdu s'il s'agit de Proust (on dit encore de Proust? Ce titre n'est-il pas connu de tout le monde?) et toutes les images du livre défilent alors devant nos yeux éblouis comme un rideau enluminé qui nous sépare de la déplaisante réalité. Et le temps de la lecture (les jours dans les cafés, les nuits près de la lampe, caché dans les replis de notre mémoire, remonte instantanément à la surface avec son cortège riche de sensations inédites. Un bon tire: quel fabuleux mot de passe!
Je suis un écrivain japonais, Dany Laferrière 

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